Naissance des dents chez les vertébrés à
mâchoires
Les premiers poissons pourvus de mâchoires sont des placo-
dermes. La grande variété des espèces de cette
classe de verté-
brés a permis d’examiner comment se sont mises en place les
mâchoires et les dents au cours des temps [14]
. Le corps des
placodermes était protégé par des plaques osseuses pourvues de
denticules. D’autres denticules répartis en rangées étaient
présents sur une lame postbranchiale du squelette viscéral. Les
denticules ayant dans l’oropharynx la fonction de canaliser
l’eau, on a supposé que la première fonction de la mâchoire
aurait pu être de participer également à cette fonction en
augmentant l’efficacité à tirer de l’oxygène de l’eau. En effet, la
fermeture de la bouche lors de l’élévation de la
mandibule crée
une plus forte pression interne, ce qui favorise l’expulsion de
l’eau par les fentes branchiales [15]
. L’origine des mâchoires
serait donc liée à l’action des denticules en bouche.
Il faut attendre les espèces tardives pour que les mâchoires
des placodermes soient pourvues de dents. Il s’agit alors
d’organes hautement différenciés puisque leur mode de rempla-
cement sert à l’ajustement de la mécanique des mâchoires. Le
germe, qui se trouve sous la dent à remplacer, se forme au
niveau d’une lame dentaire [16]
.
Plus tardivement, d’autres classes voisines de poissons ont
développé de véritables dents, notamment les chondrichthyens
(Fig. 5), qui partagent avec leurs cousins les placodermes un très
grand nombre de gènes. De ce fait, il n’est donc pas étonnant
que, subissant des contraintes comparables, ils aient acquis des
organes semblables à partir d’un même modèle. Notons que les
premiers poissons à se doter de mâchoires, comme les placoder-
mes, sont aussi ceux qui ont eu les premiers un cou mobile
pourvu d’un système musculaire qui relie la tête aux épaules.
Cet échafaudage s’est trouvé impliqué dans le mécanisme
d’ouverture de la mandibule. Ces poissons possédaient égale-
ment une lame postbranchiale couverte de rangées ordonnées
de denticules dermiques externes par leur genèse à partir d’une
lame dentaire (Fig. 6). Cette évolution du processus embryolo-
gique détermine l’origine de la dent, la lame ayant la fonction d’une véritable filière. L’organisation du développement d’un
système dentaire grâce à une lame dentaire semble donc
cooptée de celle des denticules de l’oropharynx [7, 17, 18]
.
Structure et processus évolutif
La notion de caractère homologue se trouve au centre de la
recherche concernant le processus évolutif des organes. Les
résultats que nous présentons, dans la deuxième partie de cet
exposé, concernent les trois principaux critères de l’homologie
qui sont indépendants de toute classification phylogénique.
• La position. La détermination de la probable homologie peut
se faire par la disposition relative des structures. On a
reconnu de cette façon un certain nombre d’homologies
concernant les os qui composent le crâne.
• La structure. Des organes similaires peuvent être homologues
mais de position différente s’ils partagent de nombreuses
caractéristiques de composition.
• La transition. Des structures différentes, dans des positions
également différentes, peuvent être homologues s’il est
possible de reconnaître les formes de transition. Ce sont ces
formes de transition qui sont homologues par des critères de
position et/ou de structure. Celles-ci peuvent être reconnues
dans les stades de l’ontogenèse ou de la taxonomie
intermédiaire.
C’est de cette façon qu’a été établie l’homologie entre les
osselets de l’oreille des mammifères et les os de l’articulation
primitive de la mâchoire des reptiles.
du desmodonte qui maintient la dent à l’os alvéolaire. De cette
façon,6à12 mois après la naissance, la première dent fait
éruption dans la bouche.
Induction
L’embryon se différencie en une mosaïque de champs mor-
phogénétiques. À l’intérieur de ce gradient principal se dévelop-
pent des gradients secondaires. Ainsi, au gradient qui donne des
vertèbres s’ajoute une variation entre les vertèbres successives.
Une telle série est dite « méristique » (grec : meristos, partagé). La
denture est également une série méristique dans laquelle chaque
dent est construite sur un plan commun : couronne, chambre
pulpaire, racine. À l’intérieur de ce champ morphologique
continu, il y a des champs de type : incisive, canine, molaire.
Nous avons vu que l’induction régionale de l’ectomésen-
chyme a une origine qui remonte au moins à -510 Ma et qu’elle
résulte de la migration de cellules des crêtes neurales. Puis cette
induction avait un potentiel squelettogénique et odontogénique
du fait de la divergence des lignées qui conduit d’une part aux
denticules dermiques externes et d’autre part aux denticules de
l’oropharynx.
On reconnaît aux denticules de l’oropharynx les capacités
d’initiation sérielle et de remplacement successif selon un mode
contrôlé à partir de la lame dentaire.
L’établissement d’une morphogenèse de ce type chez les
poissons fossiles a été déduit de ce qui est observé chez le
requin actuel. La vitesse de remplacement, c’est-à-dire les
générations dentaires successives, fait partie du processus
général de la croissance du requin. Ce processus préétabli est
spécifique et indépendant des besoins, si bien qu’une perte
dentaire accidentelle ne précipite pas le remplacement. Moya
Smith et Brian Hall ont proposé, en 1993 [20]
, un schéma
comparé de la disposition relative des générations de denticules
dermiques externes et de denticules de l’oropharynx à partir de
ces observations (Fig. 6). Le mécanisme de régulation molécu-
laire qui opère chez le requin et contrôle la forme et la dimen-
sion des éléments régénérés aboutit chez l’individu à un
processus évolutif selon lequel les dents deviennent plus
fonctionnelles à la suite de plusieurs remplacements. L’ontogé-
nie programme donc une compétence dentaire fonctionnelle
qui s’établit progressivement pour aboutir, à travers un enchaî-
nement que nous nommons filière dentaire, à une hétérodontie
de la denture. Le module directeur que nous avons fait figurer
au stade de la cupule (Fig. 7) possède donc cette capacité
autonome de régulation.
Odontode
La structure de base du denticule a été nommée l’odontode.
Il s’agit d’une unité morphohistogénique commune aux dents,
denticules dermiques externes et de l’oropharynx et par consé-
quent propre au squelette dermique [7]
.
En 1967, Orvig [21]
a défini l’odontode comme l’organe
constitué de tissu dentinaire recouvert, dans la plupart des cas,
de substance énaméloïde et qui se développe à partir d’une
papille couverte de cellules épithéliales. Moya Smith et Brian
Hall, en 1990, proposent un modèle de l’odontode à partir de
données embryologiques concernant l’os dermique et les
dents [22]
; cette double capacité, ostéogénique et odontogéni-
que, venant de l’action des cellules des crêtes neurales dans
l’organisation composée par les interactions entre l’épithélium
et le mésenchyme chez les vertébrés.
Ainsi, la structure du squelette dermique faite de tissu
dentinaire, d’une couverture hyperminéralisée d’émail ou
d’énaméloïde, et d’une assise osseuse (cellulaire ou acellulaire)
qui sert de tissu d’attache, constitue l’odontode pleinement
réalisé qui se présente aussi sous des formes moins abouties [4,
23]
(Fig. 6).
Les odontodes peuvent donc :
• être pourvus d’une base osseuse fixée à de l’os endochondral ;
• être indépendants ;
• ou être fixés à de l’os dermique.
Moya Smith suppose que ces différentes formes sont le
résultat de modifications évolutives de la durée et de l’impor-
tance relative du développement de l’émail et de la dentine [22]
.
Ainsi s’explique, à travers l’unité fondamentale de l’odontode,
la complexité du squelette dermique des espèces fossiles et
actuelles. Ceci jusque dans les plus petits détails comme par
exemple le fait que certains rongeurs et primates ont de nos
jours la face linguale des incisives inférieures qui peut être
dépourvue d’émail afin de répondre à une spécialisation
alimentaire [24]
.
Module du squelette dermique
L’odontode est un composant du squelette dermique présent
dans l’armure de plaques osseuses, les écailles, les nageoires
charnues de certains poissons, les conodontes et les dents.
Toutes ces structures ont pour origine les interactions épithélio-
mésenchymateuses qui produisent de l’os, de la dentine, de
l’émail, de l’énaméloïde et d’autres tissus matriciels du squelette.
Les diverses combinaisons dites « homologues » résultent des
possibilités de varier le programme de développement à l’origine
des tissus minéralisés des vertébrés [22]
. Ainsi, certains os
dermiques (frontal, pariétal, clavicule) qui, chez les poissons,
sont pourvus de dentine et d’émail/énaméloïde, ont perdu ces
éléments chez les mammifères. Cette réduction des éléments est
un phénomène général que l’on observe dans les lignées
évolutives mais cette dérive s’est effectuée de manière indépen-
dante et inconstante. La perte d’une partie de la carapace
osseuse recouvrant le corps des ostracodermes correspond, pour
la plupart des vertébrés, à la restriction de la double capacité
squelettique et odontogénique à la seule région céphalique.
La condition actuelle qui pourrait le mieux représenter la
condition ancestrale initiée par l’odontode est celle du squelette
des polyptérides (poissons osseux actinoptérygiens des eaux
douces d’Afrique), au niveau des rayons dorsaux des pinnu-
lés [21, 25]
. On observe alors des formations d’odontocomple-
xes [21]
, composés d’unités superposées d’odontodes et de
structures en couches (Fig. 8). Ces odontocomplexes sont
également présents chez le coelacanthe (sarcoptérygien) et les
Lépisostées (actinoptérygiens). L’évolution de ces odontocom-
plexes a produit une diversification qui permet d’établir un
cladogramme (Fig. 9).
Une autre façon d’être de l’odontode est de se présenter sous
une forme isolée. C’est le cas le plus souvent chez les
ostéichthyens, notamment chez les poissons-chats à armure
(siluriformes) comme les Xiphioïdes et des Denticipitides.
Ceux-ci possèdent des structures aux formes ancestrales ou très
modifiées, ce qui permet d’établir un cladogramme général
(Fig. 10). En effet, l’examen de la protection osseuse dermique
à tubercules d’Anatolepis, qui est apparue approximativement
en même temps que les plus anciens conodontes, montre que
les plaques de type hétérostracé étaient déjà très spécialisées
bien qu’elles concernent des poissons qui sont encore dépour-
vus de mâchoires [26]
.
Le denticep, un poisson osseux actuel (téléostéen), qui vit
dans les rivières côtières du Nigeria et du Cameroun, possède
des denticules externes et également un oropharynx pourvu
d’odontodes longues et pointues. Les denticules externes sont
isolés ou groupés en rangées. La dentine a une pointe couverte
d’énaméloïde, une cavité pulpaire et un ligament qui la rattache
à un support osseux circulaire. La dentine primaire déposée lors
de la formation du denticule est couverte de dentine circum-
pulpaire (Fig. 11). Les odontodes de l’oropharynx du denticep
présentent la même organisation mais le remodelage de l’os est
si actif que celui-ci est truffé de pédicelles partiellement
résorbés, une condition que l’on trouve dans les formes
ancestrales [25]
.
Histologie et mode de développement
Les odontodes sont des structures dont l’histogenèse a permis
à Moya Smith et Michael Coates de montrer comment le
changement de mode de sécrétion des cellules issues de l’épi-
thélium et du mésenchyme peut produire différents tissus par
simples modifications évolutives de la durée et du taux relatif premiers conodontes a pu précéder l’énaméloïde des autres
premiers poissons. La différence vient de ce que l’émail est
entièrement d’origine épithéliale alors que l’énaméloïde résulte
de l’activité combinée de l’épithélium et du mésenchyme. Ces
modes de formation sont déduits de l’examen des lignes
d’apposition et de la disposition des cristaux qui forment les
protoprismes et les prismes (Fig. 12). L’émail est sécrété à
l’interface mésenchyme–épithélium, avec un départ sur la lame
basale et une croissance centrifuge. Alors les cellules épithéliales
n’ont plus de contact avec le mésenchyme de la papille dentaire
car la dentine est déjà formée, les odontoblastes étant différen-
ciés avant les améloblastes. Le produit de sécrétion des amélo-
blastes se dépose sur une dentine déjà minéralisée et s’éloigne
de la jonction émail-dentine. Les couches successives de
sécrétion d’émail accroissent ainsi l’épaisseur de l’émail et aussi
la hauteur de la couronne. Moya Smith a montré que la
particularité de l’énaméline, protéine de l’émail, était de déposer
les cristaux alors que l’amélogénine contrôle leur croissance et
leur disposition [27]
.
L’énaméloïde, au contraire de l’émail, peut être sécrété à la
fois par les odontoblastes (cellules du mésenchyme) et les améloblastes (cellules épithéliales) dans l’espace à la jonction du
mésenchyme et de l’épithélium. Les améloblastes produisent
sous et à travers la lame basale et leur produit se mélange avec
celui des odontoblastes. La croissance de l’énaméloïde se fait
alors dans deux directions opposées et la minéralisation ne se
produit que lorsque toute l’épaisseur voulue a été déposée. La
prédentine débute sa formation en même temps que la minéra-
lisation de l’énaméloïde et de ce fait, il se produit un mélange
qui explique que l’énaméloïde contient des tubules de
l’odontoblaste.
Ainsi, les améloblastes et les odontoblastes sont compagnons
les uns des autres mais ne fusionnent pas, seuls les produits
élaborés (émail et dentine) peuvent se mêler ou rester côte à
côte. Il existe de même une flexibilité du mésenchyme activé
par les cellules des crêtes neurales lorsqu’il se condense sous
forme de nodule. Ce dernier peut être préodontogénique,
préostéogénique ou préchondrogénique. L’indépendance de ces
populations cellulaires dans la manière de se combiner permet
la formation des denticules et des dents, avec de l’os basal ou
du cartilage. L’association localisée des tissus dermiques, de l’os
dermique et (ou) du cartilage viscéral induit des attaches
différentes qui peuvent être constituées de fibres, de tissu
connectif dense, d’ankylose à os périchondral ou dermique.
Sans os dermique (chez les chondrichthyens), la proximité des
germes dentaires au cours du développement permet la fusion
de l’os basal des différents germes en un os commun [7]
. Une
divergence à partir de modes différents de développement des
cellules mésenchymateuses induites par les cellules des crêtes
neurales est à l’origine :
• des denticules dermiques, sans chondrogenèse et avec ou sans
os dermique ;
• ou des denticules de l’oropharynx, avec assise cartilagineuse
seule ou avec l’addition d’os dermique.
La structure de l’odontode, répétée comme un motif plus ou
moins développé et pouvant être modifié, a été à l’origine de
l’armure osseuse qui protégeait les anciens poissons appelés
ostracodermes et placodermes.
Au contraire de ce qui se produit pour les denticules dermi-
ques externes, les denticules de l’oropharynx se présentent sous
forme de série méristique avec un remplacement des denticules
contrôlé par la lame denticulaire ; ce fait est le caractère qui
différencie la dentition (action de formation et d’éruption des
dents, ce que nous nommons le système dentaire). La faculté de
se répliquer en un même lieu précis où l’élément se trouve
intégré à une mécanique (de l’eau ou des aliments) permet un ajustement (par exemple dans la complexité des détails mor-
phologiques) grâce à la possibilité de transmettre des messages
aux générations futures.
Cette suite de constatations conduit à donner la définition
suivante : l’odontode est une structure issue de la migration de
cellules des crêtes neurales dont le développement peut être,
d’une part à l’origine des denticules dermiques et d’autre part,
au cas où s’installe une lame dentaire, à l’origine des denticules
de l’oropharynx ou de dents véritables.
■
Conclusion
Ainsi, l’étude de l’origine de la dent montre comment il est
possible de jeter un autre regard sur la construction du squelette
et des dents lors des premières étapes des vertébrés. On
connaissait les similitudes de développement embryologique et
de constitution des dents et des écailles placoïdes des poissons
cartilagineux actuels. Du fait que ces derniers étaient admis
comme « primitifs » comparés aux poissons osseux, on avait
considéré les denticules dermiques du squelette externe des
premiers poissons comme étant d’une façon ou d’une autre à
l’origine de la dent. Cette référence paléontologique avait servi
à définir la dent comme une phanère dermoépidermique de la
muqueuse apparue indépendamment des mâchoires [28]
. Cepen-
dant, les squelettes dermiques externes de protection les plus
anciens que l’on connaisse se présentent sous des formes qui
paraissent trop spécialisées pour avoir pu être à l’origine d’un
nouvel organe comme la dent.
Récemment, un scénario proposé par Gans et Northcutt [29]
concernant la condition première des vertébrés (alors sous
forme de simples crâniates) a modifié le cours des recherches sur
l’origine de la dent en supposant que l’acquis évolutif décisif
dans la conquête du milieu aquatique avait été tout d’abord
l’amélioration des échanges respiratoires [30]
. Si bien que les
découvertes qui n’avaient pu être interprétées auparavant à
propos des variations de forme de denticules coniques sédimen-
tés au fond des mers, les conodontes, ont été identifiées comme
faisant partie d’un système. Ces animaux conodontes, dont le
squelette dermique minéralisé n’était constitué que de denticu-
les de l’oropharynx, ont permis d’envisager l’odontode comme
modèle. En invoquant la logique et les propriétés histologiques,
il a été possible de définir plus largement l’odontode et de
formuler une hypothèse phylogénique (phylogenic system
definition [31]
). Le squelette dermique externe se serait constitué